UA-10909707-12

> > > 19e siècle

19e siècle

Comédiens ou Bouffons arabes

DELACROIX Eugène

Charenton-Saint-Maurice, 1798 - Paris, 1863

Comédiens ou Bouffons arabes

Huile sur toile

H. 96 cm ; l. 103 cm

Dépôt de l'Etat, 1848, transfert de propriété de l'Etat à la Ville de Tours, 2010

Inv. 1848-1-1

Notice complète

Lors d'un voyage au Maroc effectué de janvier à juin 1832 avec la mission diplomatique du comte de Mornay, Delacroix découvre la splendeur de l'Afrique. La noblesse des types humains, le pittoresque des costumes, l'éclat des couleurs lui semblent exprimer la vraie grandeur antique et les aquarelles ou croquis dont il couvre plusieurs albums, au cours de son voyage ou peu de temps après, témoignent de son émerveillement.

Les Comédiens ou Bouffons arabes sont inspirés de cette expérience si riche que le peintre se souvient avoir été marqué, dès son arrivée à Tanger le 25 janvier 1832, par la vivacité et la variété des teintes du ciel, du paysage, des maisons, des costumes. Le tableau de Tours, exécuté en 1847, reprend fidèlement la composition d'une aquarelle de 1836 (collection particulière), dont il conserve la transparence de matière pour le ciel menaçant ainsi que le modèle de la jeune juive en habits de fête à gauche et le jeune garçon en sarouel blanc et tunique bleue à droite. Le musée de Tours conserve deux croquis à la mine de plomb le représentant.

Les nuages sombres, les arrière-plans verdoyants du paysage rompent avec le cliché orientalisant tandis que l'harmonie des premiers plans, fondée sur la présence de trois plages rouges et de la note vibrante du jeune homme debout à droite, vêtu de bleu, la description des personnages et des costumes rendent bien l'atmosphère éclatante de couleurs qui séduit le peintre au cours de ce voyage. Son impact devait imprimer un tournant décisif à la production de Delacroix et influencer plusieurs générations de jeunes peintres.

© MBA Tours, cliché Dominique Couineau

En savoir plus

Eugène Delacroix

(Charenton-Saint-Maurice, 1798 – Paris, 18636)

Quatrième enfant de Victoire Oeben, fille de l’ébéniste de Louis XVI, et de Charles Delacroix, ministre des affaires étrangère sous le Directoire, Eugène Delacroix est orphelin à l’âge de seize ans. Montrant dès l’enfance des goûts et des dispositions pour le dessin, il entre en 1815 dans l’atelier de Guérin, où l’a introduit son oncle le peintre Riesener, puis à l’Ecole des Beaux-Arts l’année suivante. Il sacrifie à l’exercice de la copie à la Bibliothèque royale et au Louvre et fait son apprentissage au contact des maîtres italiens du 17e s. En 1822, il achève une Vierge du Sacré Cœur destinée à la cathédrale d’Ajaccio, dont Géricault n’avait pas voulu se charger. Leur rencontre l’encourage dans son refus progressif de l’enseignement académique et, lorsqu’il présente La Barque de Dante au Salon de la même année, il est immédiatement reconnu par la critique comme un franc-tireur. Sous l’influence de Géricault, puis celle de Gros, il s’éloigne définitivement des préceptes des Beaux-Arts acquis chez Guérin, renonce à préparer le prix de Rome, et fait sienne une écriture fondée sur de forts contrastes lumineux, utilisant la ligne non comme une enveloppe mais comme une composante du modelé.

Dès lors, il enchaine scandales et succès au Salon, plusieurs de ses premières œuvres étant médaillées et acquises par l’Etat (La Barque de Dante, 1822 ; Scènes des massacres de Scio, 1824). Après la mort de Géricault (janvier 1824), il apparaît, malgré lui et en dépit d’un caractère indépendant et ombrageux, comme le chef de file de l’école romantique. Cette position est confirmée par son intérêt pour les sujets historiques, et plus particulièrement pour ceux inspirés par la littérature anglaise. A l’instigation de ses amis les frères Fielding et surtout de Bonington, il effectue en compagnie de ce dernier un voyage à Londres en 1825 qui enrichit son appréciation de la civilisation britannique.

Profondément ébranlé par les évènements politiques de son époque, il expose en 1826 La Grèce sur les ruines de Missolonghi (Bordeaux, musée des Beaux-Arts) et, en 1831, La Liberté guidant le peuple, œuvres phares qui prennent la force d’un manifeste.

Un séjour de cinq mois en Afrique du Nord (1832) où il accompagne la mission diplomatique du comte de Mornay, met un terme à la première partie de sa carrière et à sa production la plus marquée par le romantisme. Le voyage au Maroc, notamment, en renouvelant son inspiration, enrichit son répertoire de motifs dont il réactive le souvenir à l’aide de notes et de dessins consignés dans plusieurs carnets.

A son retour, grâce à la protection du ministre Adolphe Thiers, admirateur de la première heure, il obtient une commande de plusieurs grands décors : en 1838, le salon du roi et bibliothèque à la chambre des Députés (Assemblée Nationale) ; en 1840, la bibliothèque du Sénat et le plafond central de la galerie d’Apollon du Louvre. Celui de la chapelle des Saints-Anges à l’église Saint-Sulpice à Paris (1849-1961) est achevé par l’artiste peu avant sa mort.

Outre une production considérable de peintures (près de mille cinq cents compositions), de dessins (des milliers de feuilles et de carnets) et de lithographies, Delacroix laisse, à travers un journal tenu de 1822 à 1824 et de 1847 à 1863, l’œuvre d’un théoricien et d’un critique qui a bouleversé les données artistiques de son époque.

Comédiens ou bouffons arabes, 1848

« Est-il possible de raconter de manière à se satisfaire les événements et les émotions variées dont se compose un voyage ? […] On conviendra aussi que plus les souvenirs sont récents, plus il est difficile de les fixer de manière à ne pas regretter d’omissions importantes. […] A une certaine distance des événements, au contraire, le récit gagnera en simplicité ce qu’il semblerait qu’il doive perdre en richesse de détail et de petits faits. On glissera plus facilement et avec moins de regrets sur beaucoup de circonstances dont la nouveauté peut exagérer l’importance. Il est difficile de savoir s’arrêter en train d’épanchements ! […] En revanche, je vois clairement en imagination toutes ces choses qu’on n’a pas besoin de noter et qui sont peut-être les seules qui méritent d’être conservées dans la mémoire […]. »

Rédigeant, dix ans après les faits, les souvenirs de son voyage au Maroc, Delacroix avertit son futur lecteur qu’il n’a gardé des spectacles qui ont frappé sa vue « que ce qu’il faut ».

Effectué de janvier à juin 1832 en compagnie d’une mission diplomatique menée par le comte de Mornay, ce séjour en Afrique du Nord (Algérie, Maroc) apparaît comme un événement capital en raison de l’influence profonde qu’il exerce sur sa vision artistique.

La confirmation que la beauté antique est encore bien vivante chez certains peuples lui révèle que la tradition classique, à laquelle il est attaché par culture personnelle, est compatible avec son attraction pour un Orient dont il n’a, jusque-là, qu’une connaissance intellectuelle.

Il accumule ces impressions nouvelles dans des carnets qu’il couvre de dessins et d’aquarelles, enrichis d’annotations de couleur, qui lui fournissent, sa vie durant, un inépuisable répertoire.

Les Comédiens ou bouffons arabes sont inspirés de cette expérience si riche que le peintre se souvient avoir été marqué, dès son arrivée à Tanger le 25 janvier, par la vivacité et la variété des teintes du ciel, du paysage, des maisons, des costumes.

Des œuvres importantes ont précédé la toile de Tours qui s’insère dans une série amorcée dès 1834 par les Femmes d’Alger dans leur intérieur (Paris, musée du Louvre). De 1837 à 1845, Delacroix produit une suite de chefs-d’œuvre qui, à travers l’Offrande du lait (1837, Nantes, musée des Beaux-Arts), les Convulsionnaires de Tanger (1837, Minneapolis, Institute of Arts), Une Noce juive dans le Maroc (1837-1841, Paris, musée du Louvre), Le Sultan du Maroc et sa suite (1845, Toulouse, musée des Augustins), fondent une nouvelle manière de peindre.

L’accueil, unanime et dithyrambique, qui fut fait aux décorations murales de la bibliothèque de la Chambre des députés et de la coupole de la bibliothèque du Sénat influa directement sur la perception de ses œuvres de Salon, aux formats bien plus modestes, mais aussi et surtout plus classiques. Alors que le peintre n’avait désormais plus besoin de séduire qui que ce soit, ni critiques, ni institutions, sa réception ne fut jamais plus favorable qu’à la fin des années 1840, pour connaître son apogée en 1848. La Mort de Valentin, la Mort de Lara, le Christ au tombeau, des Comédiens et bouffons arabes, un Lion dans son antre et un Lion dévorant une Chèvre constituaient l’envoi du peintre au Salon. La simplicité des sujets rend difficile, de prime abord, la compréhension d’un tel succès. Le sensationnel avait cédé la place à la sobriété. La critique semblait, enfin, avoir saisi une part des ambitions du maître. Sa ténacité, son individualité et son classicisme revendiqué avaient convaincu le plus grand nombre.

Terminé près de treize ans après son retour, le tableau a fait l’objet d’une longue maturation et si, selon André Joubin, il est en cours d’exécution en 1846, Delacroix y travaille encore en 1847. L’œuvre apparaît comme la synthèse de scènes dont l’artiste a été le témoin au moment de son passage à Tanger (« les acteurs en plein vent à Tanger » note-t-il dans ses souvenirs) ou qu’il a relevées dans ses carnets.

A l’issue de leur périple, il donne à Mornay un album de seize aquarelles dont l’une représente des Comédiens ambulants (Los Angeles, County Museum of Art) : reprise en 1836, avec un arrière-plan différent, dans une composition plus élaborée, mêlant spectateurs masculins et féminins, Arabes et Juifs, elle peut être considérée comme le prototype du tableau de Tours. Le paysage montre de grandes parentés avec deux vues des environs de Tanger que Delacroix conserve pour la disposition topographique. Il trouve encore l’occasion de replacer à gauche la jeune Juive dans ses habits de fête, peinte et dessinée à diverses occasions, ainsi qu’un garçon dont il a, à plusieurs reprises, remarqué le costume, confirmant ainsi son intérêt pour les vêtements locaux. Il s’en fait expliquer les caractéristiques par Abraham Benchimol, drogman (interprète) du consulat de France à Tanger.

DelacroixCette figure du jeune Juif en sarouel blanc et tunique bleue apparait dans l’aquarelle de 1836. Le musée de Tours conserve deux croquis à la mine de plomb le représentant. La première feuille comporte une étude d’ensemble du personnage ainsi que deux vues détaillées de son visage et de sa coiffure. La seconde, rehaussée d’aquarelle, esquisse la silhouette en quelques coups de crayon complétés par des indications de coloris.

Le tableau est présenté au Salon de 1848, dont le livret en précise longuement le sujet : « Ils sont deux et jouent une espèce de parade en plein air, hors des portes d’une ville. Ils sont entourés de Maures ou de Juifs, assis ou debout, arrêtés pour les entendre » et reçoit un accueil mitigé de la critique. Même si je journaliste et critique d’art Théophile Thoré (Le Constitutionnel, 17 mars 1848) vante la richesse et la diversité des tons employés, dominés par des éclairs de rouge, Augustin Du Pays désapprouve « les verts crus du paysage » (L'Illustration, 8 avril 1848), ne sachant y reconnaître le caractère verdoyant du Rif en hiver. Mais le chroniqueur de L’Illustration ajoute : " M. Eugène Delacroix est un des phénomènes artistiques les plus curieux de notre temps. Il a eu de violents détracteurs, il a aujourd’hui des admirateurs passionnés ; les indifférents à son talent ne le sont pas d’une manière obstinée. Ils ne demandent pas mieux que de l’aimer [...]. C’est un des noms les plus glorieux de notre pléiade artistique ; et cependant c’est le peintre le plus incompris et le plus incompréhensible de l’époque ".

Dix ans plus tard la critique est aussi mordante face à sa Vue des bords du fleuve Sébou (Londres, Artemis Group), dont Théophile Gautier dira qu’il est difficile de reconnaître la nature africaine dans ce paysage vert choux ". Même si Delacroix manifeste son amour de l’exactitude, la distance introduite avec le pittoresque convenu de la peinture orientaliste marque l’aboutissement de sa démarche créatrice. Ayant débarrassé sa vision des scories de l’observation, il n’en conserve que la dimension poétique.