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14-16e siècle

L'Entrevue de Judith et Holopherne

Anonyme, Venise

Venise, dernier quart du XVIe siècle

L'Entrevue de Judith et Holopherne

Huile sur toile

H. 177,5 cm L. 254,5 cm.

Saisie révolutionnaire, château de Chanteloup, 1794

Inv. 1794-1-33

Notice complète

Le musée de Tours conserve plusieurs toiles qui ont été saisies à l'époque révolutionnaire au château de Chanteloup, près d'Amboise, propriété des Penthièvre depuis 1786. Pour certaines, leur provenance antérieure a été clairement établie : hôtel parisien de Louis II Phélypeaux de la Vrillière, devenu en 1713 hôtel de Toulouse puis château de Châteauneuf-sur-Loire, détruit en 1802, qui avait été construit pour La Vrillière puis était passé au XVIIIe siècle, aux mains du duc de Penthièvre.

Il n'est pas impossible que celle-ci (dont le format d'origine a été transformé) ait connu un périple identique; Certes, l'inventaire des Tableaux de la galerie de Châteauneuf-sur Loire, établi en 1786, n'en fait pas état, pas plus que la liste des tableaux envoyés de Châteauneuf à Chanteloup figurant à la suite de la Note des tableaux qui étoient à Chateauneuf [...], datée du 25 thermidor an II. Cependant, l'on ne peur manquer de la rapprocher du tableau décrit sous le n° 101 de l'inventaire après décès de la Vrillière, daté de 1681 : "[...] un grand tableau peint sur toille représentant une reyne qu'on présente à un roy assis dans son throne avec plusieurs soldats original du Tintoret". Ce dernier, déjà mentionné en 1672 dans l'inventaire de Marie Particelli, épouse de La Vrillière et figurant aussi de l'hôtel parisien, a par ailleurs toutes les chances de correspondre au "Judith devant Holopherne par le Tintoret" cité par Piganiol de La Force au nombre des tableaux décorant, au milieu du XVIIIe siècle, les appartements de l'hôtel de Toulouse ; et cette Judith devant Holopherne, non citée par Dezallier d'Argenville dans son Voyage pittoresque de Paris, daté de 1770, l'est par Hurtaut et Magny dans leur Dictionnaire de la ville de Paris, paru en 1779.

Si la toile de Tours est bien celle qui se trouvait autrefois chez La Vrillière, les guides du XVIIIe siècle, en avaient correctement identifié le sujet. Il s'agit bien en effet de l'héroïne juive Judith qui, suivie de sa servante, est en train de soumettre son plan fictif au général Holopherne, avec le dessein de sauver son peuple, prêt à capituler devant le siège de l'armée assyrienne. Son arrivée dans le camp ennemi avait causé une agitation générale car, vêtue de son "costume de joie" et parée de tous ses bijoux, parfumée et coiffée, elle s'était faite aussi belle que possible, raconte le texte biblique, "pour séduire les regards de tous les hommes qui la verraient".

L'autre élément en faveur d'une provenance La Vrillière est le nom de Tintoret, sous lequel figuraient et "la reyne qu'on présente à un roi" comme la "Judith devant Holopherne" de l'hôtel parisien et la toile de Tours, dans l'inventaire de l'an X ainsi que dans les premiers catalogues du musée, édités de 1825 à 1868. Par la suite, le tableau fut donné à Véronèse puis dit "dans le goût ou la manière du maître". Enfin, en 1911, fut proposée une attribution plus générique à l'école vénitienne du XVIe siècle. Ces premières variations d'attribution en disent suffisamment long déjà sur la culture composite de la toile et de son auteur, que la critique moderne a cependant mieux cerné en évoquant tour à tour les noms de Palma il Giovane, d'Andrea Vicentino et de Domenico Tintoretto.

On doit à l’historien d’art Pallucchini d'avoir proposé en premier lieu le nom de Palma il Giovane, qui a été retenu sans hésitation par certains de ses confrères en 1979. C'est en effet parmi les oeuvres autographes du maître vénitien que les historiens ont catalogué la toile de Tours, en la datant du début des années 1580 – c'est-à-dire de ce moment où Palma il Giovane se rapproche de Véronèse resté, jusque-là, en marge de ses intérêts – pour y avoir relevé certaines affinités entre la Judith richement vêtue et la Salomé de la Décollation de saint Jean-Baptiste (Venise, église dei Gesuiti).

Dans sa monographie consacrée à Palma il Giovane, Stefania Mason Rinaldi, en 1986, a rejeté l'attribution, en raison de la structure même de la composition et de ses accents trop décoratifs. Et aujourd'hui encore, tout en convenant du caractère très "palmesque" de certains éléments, la spécialiste retiendrait le nom d'Andrea Vicentino par comparaison avec des oeuvres telles que Léa et Rachel tenant les téraphim de leur père (Padoue, Museo Civico), tableau signé et daté de la fin des années 1590 et Vénus dans la forge des Cyclopes (Venise, Palazzo Ducale, Sala del Senato), peint entre 1585 et 1595 et qui met en avant la composante véronésienne du style de l'artiste.

Ce nom de Vicentino (Vicence, vers 1544- Venise, vers 1619), qui pour Pallucchini représentait l'alternative, s'accorderait bien avec la culture éclectique de la toile de Tours. Dès avant 1580, cet artiste formé dans à Vicence montre qu'il avait déjà étudié les grands maîtres : Véronèse en particulier, dont il retint le coloris clair et vibrant, et Tintoret, dont il put méditer aussi la leçon à travers la peinture de Palma il Giovane et dont les structures formelles l'aidèrent à formuler son style narratif qui lui valut de se spécialiser dans le genre "documentaire-commémoratif", en peignant les grands évènements historiques, du présent et du passé : La Bataille de Lépante, avant 1586 (Venise, Palazzo Ducale, Sala dello Scrutinio) ; La Réception d'Henri III au Lido, 1593 (Venise, Palazzo Ducale, Sala delle Quattro Porte) ; Le Procès de Baldassare Zalon instruit par l'évêque et le podestat de Chioggia, 1593 (Chioggia, Duomo), La Dogaresse Morosina Morosini Grimani arrivant au palais des Doges, après 1597 (Venise, Museo Correr).

Il serait significatif qu'un peintre reconnu et apprécié pour son sens de la narration ait choisi d'illustrer ce moment précis de l'histoire de Judith, qui permet un déploiement de couleurs, de détails, de personnages, tout en faisant fi, par ailleurs, du concept de convenance, pour avoir introduit des costumes et des bijoux contemporains. Le sujet, notons-le, n'est pas des plus courant à Venise où abondent, en revanche, les scènes de la décapitation sous la tente ainsi que les images de Judith triomphante, tenant d'une main la tête d'Holopherne ; et les quelques exemples rencontrés s'inscrivent dans des cycles narratifs de petites dimensions.

A propos de Vicentino, en 1981, Pallucchini le disait le moins bien connu et le moins bien évalué des peintres de cette période. Cela est encore vrai aujourd'hui et ce n'est donc qu'à titre d'hypothèse qu'on en retiendra le nom ici, même si la richesse chromatique retrouvée de la toile de Tours peut fournir un argument supplémentaire pour une attribution à ce peintre dont les qualités de coloriste furent vantées par le peintre Carlo Ridolfi (1594 – 1658) et le théoricien d’art Marco Boschini (1613 – 1678).

Tintoret fut la grande référence pour toute la génération de peintures active entre XVIe et XVIIe siècle, qui eu le mérite de prolonger la tradition du "grand siècle". En formulant une situation historique bien réelle l'historien John spike avait regroupé par ordre de mérite sept peintres, parmi lesquels figurait en tête Palma il Giovane, auquel il reconnaissait le rôle de chef de file et, en troisième position, Andrea Vincentino. Mais ils étaient nombreux ceux qui, à Venise, cultivaient cette peinture d'imitation. Et, sans forcer les rapprochements purement typologiques et formels, on n'est pas loin, non plus, avec la toile de Tours, de ce tableau attribué à Antonio Vassillacchi, dit l'Aliense (Milo, 1556 - Venise, 1629), illustrant Le Débarquement à Venise de la reine de Chypre Caterina Cornaro (Venise, Museo Correr). Pour l'Aliense aussi, formé dans l'atelier de Véronèse et marqué par Palma il Giovane avec lequel il travailla, le grand modèle fut Tintoret, dont il n'hésita pas à se proclamer l'héritier.


© MBA tours, cliché Marc Jeanneteau